Haute-Marne,
vous avez choisi cette terre, vaste étendue au ventre argileux, afin d'y
enfouir les résidus de la technologie nucléaire.
J'y ai vu entreprendre de grandes campagnes sismiques par de robustes
camions vibrateurs dont les saignées engravées par leur extraordinaire
poids rappelaient à peine les ornières laissées par le passage des
tracteurs.
C'était au commencement, de féroces vérins plaquaient sur ma boue leur
instrument en vue de faire vibrer mon corps sédimentaire.
On effectuait
une reconnaissance de mon sous-sol, une échographie pour étudier
ma formation. Cherchant une argilite* comme on cherche un diamant,
une roche peu perméable
et résistante laquelle permettrait l'enfouissement des déchets atomiques.
Je compris que cela prendrait du temps, il fallait du concret.
Ainsi, de hautes tours d'acier ont élu domicile et dès lors ma terre
est devenue chantier.
On avait parlé de " forage ", ils ont percé ma coque, mon cœur et dévoilé mes
secrets !
Ceux que je gardais enfouis depuis plus de 150 Millions d'années…
Un cri strident tourmente la nuit, le moufle ronge son frein.
Précipités
par la gravitation, les tubes n'en peuvent plus d'attendre qu'on les
mène
au bout. Cependant, toujours moins que l'outil affamé. Celui que
les foreurs,
à la " table ", ont pris soin d'ajuster en première ligne : trépan ou
carottier.
C'est avec ce dernier que l'on remonte le temps, car chaque carotte
ramenée
au vent témoigne de ma contexture donc de mon passé. Nombre d'entre
elles vous conteront l'histoire de ma composition.
Ma gorge, elle, s'en souvient. Des manœuvres interminables de puissantes
tonnes d'acier acéré aux confins. Le tout orchestré par des hommes à la
fois maîtrisant et défiant la ferraille sortie des forges les plus
nobles.
Au fond, on me façonne. L'outil fait corps avec moi, Argile.
Un liquide sombre et odorant vomi par quelques orifices me fait rempart
et lubrifie l'outil qui me déchire. On
le nomme " boue à huile " . Mélange insalubre et corrosif,
répugnant de soude et de gasoil que
les foreurs méprisent.
Voilà, je ne fais plus qu'un avec la machine. On m'appelle désormais
le puits. On entre et on sort comme dans un moulin. On me gave parfois
de
multiples appareils et on m'injecte différents produits. Ils me testent.
La plupart du temps, lorsque je me laisse faire, j'écoute en surface
l' histoire de ceux qui ont traversé les océans pour aller à l'assaut des
gaz ou du
pétrole sinon de l'eau. Ceux-là mêmes qui ont foré l'Afrique
ou l'Amérique Latine, j'en passe… Qui ont bravé tempêtes et marées
pour percer les abysses.
Ce que vous prenez du fond de mes entrailles, je vous le donne. Mais
ne vous leurrez pas, vous le payez à la sueur de votre front, les plus chanceux.
Les cals dans vos mains sont une signature. Il faut découdre avec le fer
avant d'en arriver à moi.
De temps en temps j'en prends un, inattentif ou maladroit. Un dérapage
fatal sur le plancher ou le caprice d'un câble qui tel la faux surgissant
des enfers balaye le plus infortuné. Vous n'avez entendu qu'un léger souffle
derrière un bruit de tôle, mais déjà une rivière coule à vos pieds.
Un lourd tribut compte tenu de la simplicité de l'erreur.
C'est le prix à payer !
Foreurs, inutile de vous dire que le danger vous guette car la
volonté est
tenace.
Vous vous êtes sculptés dans l'acier de sorte que le poids d'une plume
n'ait pour équivalent que celui d'une enclume.
" Rois du pétrole " en ces hauts lieux, vous êtes les figures de la témérité.
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* terme utilisé dans le jargon des géologues pour
parler d'une terre originellement argileuse
© Alain Hodot